CHAPITRE VIII
Depuis près d’une demi-heure, Hilary était dans la salle d’attente de l’aéroport. Et, depuis près d’une demi-heure, Mrs. Calvin Baker parlait presque sans arrêt. Hilary, qui lui répondait plus ou moins machinalement, s’avisa soudain que Mrs. Baker ne s’adressait plus à elle, mais qu’elle semblait maintenant accorder toute son attention à deux voyageurs assis à leur côté. Ils étaient, l’un et l’autre, grands, jeunes et blonds. Avec son large et cordial sourire, le premier ne pouvait être qu’un Américain. Le second, d’allure assez compassée, devait être un Danois ou un Norvégien. Il s’exprimait en un anglais appliqué, lentement et articulant de façon exagérée. L’Américain semblait ravi d’avoir rencontré une de ses compatriotes.
Mrs. Calvin Baker se tourna vers Hilary.
— Mrs. Betterton, il faut que je vous présente M… ?
— Andrew Peters. Andy, pour mes amis.
Le second jeune homme se leva, salua avec une certaine raideur et se nomma :
— Torquil Ericsson.
Mrs. Calvin Baker exultait.
— Voilà les connaissances faites ! s’écria-t-elle avec cordialité. Nous allons tous à Marrakech, je crois ? Mon amie s’y rend pour la première fois…
— Moi aussi, dit Ericsson.
— Et moi également, ajouta Peters.
Le haut-parleur se mit soudain à hurler d’une voix rauque, et en français, des mots difficilement compréhensibles, dont on devinait pourtant qu’ils invitaient les voyageurs à se diriger vers l’avion.
Celui-ci emmenait, outre Hilary et Mrs. Calvin Baker, Andrew Peters, Ericsson et deux autres passagers encore : un Français, grand et maigre, et une nonne, d’aspect sévère.
Le soleil brillait dans un ciel clair et les conditions atmosphériques étaient excellentes. Renversée dans son fauteuil, les yeux mi-clos, Hilary étudiait ses compagnons de voyage. Elle n’avait pas d’autre moyen d’échapper aux questions angoissantes qui sans cesse lui revenaient à l’esprit.
Juste devant elle, de l’autre côté de l’allée, elle avait Mrs. Baker. Dans son costume de voyage gris, l’Américaine ressemblait à un canard dodu et satisfait de son sort. Un petit chapeau, curieusement orné de deux ailes de pigeon, était perché sur sa chevelure bleue. Elle lisait un magazine de luxe et, de temps en temps, par de petites tapes sur l’épaule, requérait l’attention du voyageur occupant le siège qui se trouvait devant elle. C’était Peters. Il tournait vers elle son bon visage souriant, écoutait la remarque dont elle tenait à lui faire part et répondait gentiment. Hilary ne put s’empêcher, une fois encore, d’admirer le caractère heureux des Américains, tellement différents des Anglais, toujours très réservés, et particulièrement en voyage. Elle ne voyait pas, par exemple, Miss Hetherington conversant en avion avec un jeune homme à peine connu d’elle, même en admettant qu’il fût Anglais. Au reste, Anglais, il ne lui aurait sans doute pas répondu.
Ericsson était de l’autre côté de l’allée, lui aussi, derrière Mrs. Calvin Baker. Ses yeux ayant rencontré ceux de Hilary, il la salua d’un petit mouvement de tête assez bref et lui offrit la revue qu’il venait de fermer. Elle l’accepta et le remercia. Le Français était assis derrière Ericsson. Les jambes allongées et les bras croisés sur la poitrine, il semblait dormir.
Tournant légèrement la tête, Hilary regarda derrière elle. La nonne était là, immobile, très droite, les mains jointes sur son giron. Son visage n’exprimait rien, son regard vide semblait ne rien voir.
Hilary se dit que la vie était curieuse, qui, pour quelques heures, réunissait à bord d’un même avion six voyageurs qui, arrivés à leur commune destination, se sépareraient probablement et ne se reverraient peut-être jamais plus. Elle avait lu un roman auquel une observation analogue servait de point de départ. Six personnages, sans liens entre eux, dont l’auteur contait l’existence. Hilary se dit que le Français, qui avait l’air très fatigué, devait être en vacances. Le jeune Américain était vraisemblablement un étudiant et Ericsson un ingénieur allant prendre possession de son poste. Quant à la religieuse, elle rejoignait son couvent.
Elle ferma les yeux et, oubliant ses compagnons de voyage, se remit à songer aux instructions qui lui avaient été données. Elles lui paraissaient insensées. Retourner en Angleterre ! N’était-ce pas de la folie ? À moins, bien entendu, qu’elle n’eût commis quelque erreur. Peut-être n’avait-elle pas fourni quelque mot de passe que la véritable Mrs. Betterton eût prononcé au moment voulu ? Elle soupira et se consola en se disant qu’elle avait fait de son mieux et qu’elle ne pouvait faire plus qu’elle ne faisait.
Une autre idée lui vint. Henri Laurier avait paru trouver tout naturel qu’elle fût surveillée et « filée ». Il était possible que ce retour en Angleterre eût simplement pour objet de prouver que les soupçons qu’on pouvait avoir à son endroit étaient sans fondement. Mrs. Betterton brusquement rentrée à Londres, il était démontré qu’elle ne s’était point rendue au Maroc pour y disparaître, comme avait fait son époux. On cesserait de la suspecter, on la laisserait voyager à sa guise. Et, un jour, l’avion d’Air France l’emporterait vers Paris. Et, là…
Elle ne se trompait pas. C’était bien ça ! C’était à Paris que Tom Betterton avait disparu. L’immensité de la ville facilitait les choses. Peut-être Betterton était-il encore à Paris, peut-être…
Lasse d’échafauder d’inutiles hypothèses, Hilary finit par s’endormir. Quand elle se réveilla, elle eut l’impression que l’avion décrivait de grands cercles et perdait de la hauteur. Elle jeta un coup d’œil sur sa montre : on était loin encore de l’heure prévue pour l’arrivée à Marrakech. Elle regarda par le hublot : pas la moindre trace d’aérodrome dans le paysage. Elle se sentit vaguement inquiète.
Le Français se mit debout, s’étira avec un bâillement, regarda à l’extérieur et dit, dans sa langue maternelle, quelques mots qu’elle ne comprit pas.
— Nous descendons, constata Ericsson. Je voudrais bien savoir pourquoi !
Mrs. Calvin Baker se tourna vers Hilary :
— On dirait que nous atterrissons.
La contrée était désertique. Après quelques cercles encore, l’avion se posa. Les roues touchèrent le sol assez brutalement, l’appareil fit deux ou trois bonds, tout en roulant, puis s’immobilisa. Avarie ? Panne d’essence ? Hilary se le demandait quand le pilote, un jeune homme brun qui devait être un Français, sortit de la cabine avant.
En français, il invita les passagers à sortir de l’avion. Ils se retrouvèrent dehors, un petit groupe frissonnant au vent froid soufflant des montagnes qu’on apercevait au loin. Le pilote les rejoignit.
— Tout le monde est là ? Parfait ! Je crois qu’il faudra que nous attendions un peu. Vous ne m’en voudrez pas. Mais non ! Voilà le camion…
Son doigt montrait, à l’horizon, un petit point noir, qui grandissait.
— Mais pourquoi avons-nous atterri ? demanda Hilary. Que se passe-t-il et allons-nous rester ici longtemps ?
— Si je comprends bien, lui dit le voyageur français, ce qui arrive là-bas, c’est un camion et c’est lui que nous prendrons.
— Nous avons eu une panne de moteur ?
La question de Hilary fit sourire Andy Peters.
— J’en doute, répondit-il. Si j’en crois mes oreilles, il tournait rond. Ce qui ne signifie pas qu’on ne parlera pas de panne de moteur…
Elle le regarda, sans comprendre.
— Il fait frisquet, murmura Mrs. Calvin Baker. C’est ce que ce climat a d’ennuyeux. Dès que le soleil est sur le point de se coucher, la température devient glaciale !
Le pilote sacrait entre ses dents et Hilary crut l’entendre pester contre « des retards insupportables ».
Le camion, cependant, arrivait à toute allure. Il s’arrêta près du groupe, dans un grincement de freins. Le conducteur, un Berbère, sauta à terre et entama immédiatement avec le pilote une conversation fort animée. À la grande surprise de Hilary, Mrs. Baker, parlant en français, intervint dans le débat.
— Inutile de perdre du temps ! déclara-t-elle avec autorité. À quoi bon discuter ? Nous ne tenons pas à nous éterniser ici !
Le conducteur haussa les épaules et, retournant à son camion, abattit le panneau arrière. À l’intérieur, il y avait une grande caisse, qu’il amena à terre, avec l’aide du pilote, de Peters et d’Ericsson. À en juger par leurs efforts, elle était lourde. Comme le Berbère se préparait à faire sauter le couvercle, Mrs. Calvin Baker glissa son bras sous celui de Hilary.
— À votre place, ma chérie, je ne regarderais pas. Ce n’est jamais beau à voir !
Elle entraîna Hilary un peu à l’écart, de l’autre côté du camion. Le Français et Peters les accompagnèrent.
— En fin de compte, demanda le Français, que se passe-t-il au juste ?
— Vous êtes le docteur Barron ? s’enquit Mrs. Baker.
Le Français en convint d’un mouvement de tête.
— Charmée de vous connaître, dit l’Américaine, lui prenant la main.
On eût dit une maîtresse de maison accueillant un de ses invités à une garden-party. Hilary regardait la scène, stupéfaite.
— Mais qu’y a-t-il dans cette caisse et pourquoi vaut-il mieux ne pas regarder ?
Elle posait la question à Andy Peters. L’homme lui était sympathique. Il y avait de la franchise dans son regard.
— Le pilote m’a renseigné, répondit-il. La cargaison est assez macabre, mais l’on n’y peut rien.
D’une voix paisible, il ajouta :
— Dans cette caisse, il y a des cadavres.
— Des cadavres !
Hilary pouvait à peine parler.
— Oh ! rassurez-vous ! reprit-il. Il ne s’agit pas de gens qu’on aurait assassinés ! Ces corps ont été obtenus de la façon la plus régulière. Ils ont été livrés à des médecins qui en avaient besoin pour leurs travaux… Des travaux de dissection…
— Je ne comprends pas, murmura Hilary.
— Réfléchissez ! reprit Andy Peters. C’est ici que s’achève le voyage…
— Le voyage ?
— J’entends celui de l’avion. Les corps seront installés dans l’appareil et le reste concerne le pilote, qui fera le nécessaire, tandis que nous nous éloignerons. De loin, nous ne verrons que les lueurs de l’incendie. Vous saisissez ? Un avion s’est abattu en flammes et il n’y a aucun survivant.
— Mais c’est fantastique !
— Enfin, chère madame, j’imagine que vous savez où nous nous rendons ?
C’était le docteur Barron qui avait parlé.
— Mais bien sûr qu’elle le sait ! s’écria Mrs. Calvin Baker avec bonne humeur. Seulement, les événements la surprennent un peu. Elle ne se croyait pas si près du but !
Hilary se tourna vers l’Américaine :
— Vous voulez dire que… tous…
Elle promena autour d’elle un regard circulaire.
— Mais oui, dit doucement Andy Peters, nous sommes compagnons de route, jusqu’au bout !
En écho, d’une voix que l’enthousiasme faisait vibrer, Ericsson répéta :
— Oui, compagnons de route jusqu’au bout !